jeudi 25 mai 2017

Le pouvoir des mots




 
 
 
La langue joue un rôle primordial dans l'exercice de la domination :
le pouvoir, conscient des limites de la force brute, s'évertue,
pour contrôler les esprits et les comportements, à contrôler les mots.
(...)
L'incarcération industrielle est d'abord l'enfermement
dans une langue rigide et impersonnelle
 comme un automate de station service.
 
Si me manquent les mots pour simplement identifier et nommer ce qui m'écrase,
me manquera du même coup la possibilité de penser mon émancipation,
 à plus forte raison d'y travailler
 
"Chaque année , de moins en moins de mots,
et le champ de la conscience de plus en plus restreint"
(George Orwell-1984)
 
L'impuissance -et la violence qui finit toujours par tenter d'y remédier -
commence par notre impuissance à dire ce qui nous arrive.
 La pensée et l'action sont tributaires de la langue,
sauf à accepter de ne plus laisser parler que tout ce qui, en nous impensé,
est le plus aisément manipulable (peurs, envies, pulsions).
 
Quoi de mieux pour faire accepter la machine et sa logique
qu'une langue elle-même mécanisée,
 tout entière vouée à l'industrialisation des consciences
 et à l'intériorisation des impératifs de la marchandise ?
 
Lorsque l'ordre établi l'est dans la langue, il l'est dans les esprits,
 plus rien ne le menace.
 


 
 
Tel est le but de la "nov'langue" :
outil d'asservissement des consciences, inventé par Orwell dans 1984,
elle est la langue de bois portée par l'esprit totalitaire à son expression la plus aboutie,
c'est-à-dire au stade d'une pétrification qui interdit toute pensée,
 étant entendu qu'une pensée digne de ce nom est nécessairement en mouvement
.
Ne voyez-vous pas que le véritable but de la novlangue
 est de restreindre les limites de la pensée ? affirme Syme,
un des concepteurs du dictionnaire de novlangue dans le roman.
Cette novlangue, loin d'être l'apanage exclusif des Etats totalitaires,
 accompagne dans nos sociétés industrielles la folie marchande
qui assigne le réel à résidence pour mieux l'évacuer,
le remplacer par ses ersatz et laisser le consommateur
face au vide d'une existence qu'il ne peut plus combler
 que de faux besoins et d'objets manufacturés.
Il voue alors à ces derniers le culte 
que vouaient jadis aux choses de la nature
ceux qu'il nomme avec mépris des "primitifs".
 
Priver l'homme des mots, c'est-à-dire de la capacité de donner du sens,
revient à le priver d'un monde concret et de la possibilité
 de s'extraire du spectacle de la marchandise.
S'attaquer au langage permet de soumettre l'individu, vide et malléable,
 aux impératifs immédiats de la survie consumériste.
 
Allez, après ce matraquage, systématique depuis le plus jeune âge,
 lui retirer ses joujoux dans sa niche, ses gadgets et ses drogues,
 ou simplement lui expliquer
-et avec quels mots ?- 
que son mode de vie, son confort, sa jouissance,
ne pourront indéfiniment se prolonger 
sans menacer la survie de la planète,
 des espèces vivantes et la sienne.
 
La domination industrielle, 
totalitarisme "doux" et sournois,
 procède ainsi, pour se perpétuer,
 d'un véritable rapt de la conscience :
il s'agit de permettre et d'imposer
 l'intériorisation de la servitude
 en sorte qu'elle ne soit pas seulement
acceptée par résignation ou impuissance,
mais réclamée, qu'elle devienne "naturelle".
 
Or, contre cela, le langage est la première barrière. 
Ce travail d'intériorisation passe nécessairement 
par le langage et la faculté symbolique.
Afin de permettre à chacun de remplir son intériorité
 des objets du monde magique de la consommation,
il n'est pas d'autre chemin, pour commencer,
 que de vider la langue de son contenu et de ses fonctions,
 de faire tomber cet obstacle qu'est la faculté symbolique, qui tient à distance,
et, dans l'écart ainsi créé entre le mot et la chose, permet de dire et de penser.
 
Pas d'autre chemin, donc, que d'en finir avec cet archaïque idéalisme
 qui consistait à donner du sens aux sons qui sortent de nos bouches 
 et du sens à ce qui nous entoure.
Ainsi s'assure-t-on que l'individu collera parfaitement
 au monde factice des écrans.
 
D'où l'urgence, pour tous les pouvoirs,
 de détruire les mots et la langue dans son ensemble :
"C'est une belle chose, la destruction des mots" dit encore Syme.
Une langue déstructurée, c'est une réalité et un individu déstructurés,
un individu privé de repères et de sa capacité à les construire,
privé de lui-même, qui ne s'en raccrochera que plus facilement
 aux hochets de la consommation qui tournent sans fin
au-dessus de son berceau où on le maintient.
 
 Comme l'écrivait Günther Anders,
 dont la pensée est souvent cousine de celle d'Orwell :
 
"La vie et l'homme deviennent eux aussi plus grossiers et plus pauvres,
 parce que le "cœur" de l'homme -sa richesse et sa subtilité-
 perd toute consistance sans la richesse et la subtilité du discours;
 car la langue n'est pas seulement l'expression de l'homme,
mais l'homme est aussi le produit de son langage;
 
 bref, parce que l'homme est articulé comme lui-même articule,
 et se désarticule quand il cesse d'articuler."
.
 
Stéphane Leménorel
"George Orwell ou la vie ordinaire"
.
 

 
 
 
 
 

2 commentaires:

  1. Bonjour La Licorne :-)

    Ben oui ! (Eh bien oui !)
    Mais je crois qu’il... manque un mot ici : « "Chaque année, de moins en moins de mots et le champ de la conscience DE plus en plus restreint"

    et là, un autre : « ......lui retirer ses joujoux dans sa niche, ses gadgets et ses drogues, ou simplement lui DIRE -et avec quels mots ?- que.... »

    Un E s’est en revanche glissé là où il ne devait pas être : «....sans menacer la survie de la planète, des espèces vivantes et E la sienne. »

    Amezeg ;-)

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    1. Ah, j'ai écrit un peu vite...ça se voit ?
      Merci de tes remarques, Amezeg, de m'avoir lu attentivement...et tu fais un très bon correcteur !

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